Je me brosse les dents énergiquement. Je ne peux m'empêcher de sourire, de telle sorte que de la mousse coule le long de mon poignet. Quand j'ai fini de cracher les dernières gouttes de dentifrice, je souris à pleines dents devant la glace. Ce jour, je fête mes sept ans. Ce n'est pas n'importe quel anniversaire. Celui-ci, je le célèbre avec ma tante Lucía. Je chéris le temps que je passe avec cette dernière. Elle a toujours les meilleures idées de jeu et m'emmène souvent au parc pour faire des chasses au trésor. Je n'ai pas beaucoup d'amis, les enfants de l'école me trouvent étrange. Mais je m'en fiche, car j'ai Lucas. Nous sommes deux garçons inséparables. Nous nous faisons discrets, mais nous avons toujours un plan pour faire les quatre cent coups en cachette.
Pour mes sept ans, mes parents ont accepté que je passe le week-end chez ma tante et que j'invite Lucas, dont les grands-parents habitent dans la même ville que ma tante. C'est rare qu'ils autorisent ce genre de chose. Mais ils s'absentent tous les deux en cette fin de semaine et n'ont pas souhaité me prendre en voyage avec eux.
Aux alentours de quinze heures, Lucía vient nous récupérer pour nous emmener au parc. Nous y passons une grande partie de l'après-midi à jouer aux explorateurs entre les arbres. À l'approche de l'heure du dîner, Lucía nous emmène chez elle. Je contemple, ébahi, le gâteau d'anniversaire qui nous attend pour le dessert. Ma tante a pris soin de le décorer avec toutes les créatures fantastiques qui me fascinent.
— C'est le meilleur anniversaire de toute ma vie ! je m'écrie en enlaçant ma tante.
Cette dernière me rend son étreinte, puis nous installe à table. Le dîner se déroule sur une note joyeuse. Lucas et moi sommes affamés après avoir couru durant des heures et dévorons avec hargne les frites et le poulet pané préparés par Lucía.
Au moment du dessert, quelqu'un sonne à la porte. J'adresse un regard surpris à ma tante. Si elle a invité d'autres personnes, je l'ignore. Lorsque j'aperçois Claude apparaître dans l'encadrement de la porte, je m'efforce de retenir une grimace. Je trouve cet homme bizarre et n'aime pas la manière dont il me regarde. Mais mes yeux sont attirés par un gros paquet enrobé d'un papier doré. Je me lève immédiatement de ma chaise et cours vers l'entrée de la maison. En me voyant arriver, Claude se penche en avant pour déposer un baiser piquant et humide sur mon front. Je retiens un mouvement de recul, ne voulant pas risquer de blesser cet homme qui détient visiblement un cadeau intéressant. Lucas arrive à ma hauteur et un grand sourire se dessine sur son visage quand il voit le paquet que Claude porte sous son bras.
– C'est pour Matéo ce cadeau ? dit-il avant de se tourner vers moi. Wow ! Je peux t'aider à le déballer ?
Les adultes rient et nous accompagnent jusqu'au salon. Lucía coupe une part de gâteau pour Claude et la lui apporte.
– Je ne savais pas que tu pensais passer, dit-elle.
– Et manquer l'anniversaire de mon garçon préféré ?! s'écrie Claude en souriant. Je ne pouvais pas louper sa fête, il a l'âge de raison aujourd'hui !
Je souris et hoche la tête énergiquement. J'aime que les adultes reconnaissent que je deviens grand et sage.
– Et je pense qu'à sept ans on est assez grand pour obtenir certains cadeaux, reprend Claude en se levant.
Il dépose le paquet doré devant moi qui l'observe avec de gros yeux.
– Tu m'aides à l'ouvrir, Lucas ? dis-je en me tournant vers mon ami.
Celui-ci ne se fait pas prier et nous nous attaquons à l'ouverture du paquet. Bientôt, nous sommes entourés de morceaux de papier doré. Nous fixons la boîte qui se trouve déballée devant nous avec des regards ébahis.
– C'est un bateau pirate en Lego ! s'écrie Lucas.
– J'y crois pas ! j'ajoute avant de me tourner vers ma tante. Tía on peut le construire maintenant ?
– Les grands-parents de Lucas ne vont pas tarder, ils viennent de m'envoyer un message, répond Lucía. Mais peut-être qu'il pourra revenir demain pour t'aider. Ça vous plairait, les garçons ?
Nous hochons la tête en affichant de grands sourires.
– Merci, Claude, pour le cadeau, dis-je.
– Que dirais-tu, mon grand, de venir chez moi ce soir ? demande Claude. J'ai un nouveau jeu pour ma console que j'ai acheté exprès pour toi. Si ta tante est d'accord, on peut le tester ce soir et elle reviendra te chercher demain matin. Qu'en dis-tu Lucía ?
– Je n'y vois pas d'inconvénient si Matéo est d'accord, dit la jeune femme.
– Un nouveau jeu ?! m'écrié-je. Trop cool !
Quand Lucas repart avec ses grands-parents, je suis Claude et monte dans sa voiture. Je croise son regard à plusieurs reprises dans le rétroviseur et finis par regarder par la fenêtre pour le reste du trajet, mal à l’aise. Une fois arrivé, je me précipite dans le salon et observe avec impatience Claude démarrer la console. Quand je viens avec mes parents, je finis toujours sur le canapé à jouer à des jeux de course de voitures ou d'aventures. Comme les Lego, le nouveau jeu de Claude a pour thématique les pirates. J'y joue une bonne heure avant de commencer à bailler.
– Allez mon grand, c'est l'heure de se brosser les dents et de se mettre en pyjama ! dit Claude en éteignant la télévision et la console.
Je fais une moue réprobatrice, mais vais tout de même chercher mes affaires dans mon sac à dos. Alors que je m'apprête à entrer dans la salle de bain habituelle, Claude me retient.
– Que dirais-tu de découvrir une pièce cachée ? Tu me crois si je te dis qu'une salle de bain se dissimule dans ma chambre ?
Il n'attend pas de réponse et m'entraîne avec lui à l'étage. Je suis curieux de découvrir cette fameuse pièce cachée, j'ai toujours aimé explorer de nouveaux endroits. En entrant dans la chambre de Claude, j'aperçois immédiatement une porte en bois sur laquelle est accroché un peignoir.
– Et voilà la salle de bain secrète, dit l'homme en ouvrant la porte.
La pièce est simple. Un miroir fait face à la porte. Il est disposé au-dessus d'un lavabo ordinaire. Sur la droite se trouve une douche, séparée du reste de la pièce par un muret. Je suis déçu, mais je prends soin de ne pas laisser paraître mon ressenti.
– T'as qu'à te brosser les dents pendant que je me douche, dit Claude en attrapant le peignoir.
Si je trouve cette proposition étrange, je ne le fais pas savoir et me contente de regarder mes pieds le temps que Claude entre dans la douche. Lorsque j'entends l'eau couler, je m'autorise à relever la tête et commence à me brosser les dents. Comme à mon habitude, je chante une chanson dans ma tête pour être sûr que le brossage dure au moins trois minutes. Ma tante m'a appris cette méthode et j'aime faire en sorte que les mouvements de la brosse à dents suivent le rythme de la musique.
– Attends-moi, dit Claude lorsqu'il m'entend me rincer la bouche. J'ai quelque chose à te montrer, tu vas voir, c'est amusant.
Du coin de l'œil, je le vois apparaître au bord du miroir. L'homme sort de la pièce quelques secondes et revient vêtu du peignoir, tenant dans sa main une cigarette allumée.
J'ai une première bouffée d'angoisse lorsque je vois Claude verrouiller la porte. Je sens que quelque chose cloche. Au fur et à mesure que l'homme se rapproche de moi, je recule un peu plus, jusqu'à ce que ma tête heurte le rebord du lavabo. Claude avance calmement vers moi, fumant sa cigarette sans me lâcher du regard. Lorsqu'il se trouve à quelques centimètres de moi, il me soulève du sol pour m'asseoir sur le meuble de la salle de bain. Je me concentre pour retenir les tremblements qui parcourent mon corps tout entier. Je soutiens le regard qu'il me lance, refusant de détourner les yeux. Mon cerveau me hurle de m'enfuir, mais mon corps refuse de bouger. Lorsque la cigarette est terminée, l'homme en peignoir la dépose doucement dans un cendrier disposé proche du lavabo. Il passe ensuite ses doigts dans mes cheveux bouclés.
— Tu devrais demander à tes parents de t'emmener chez le coiffeur, me dit-il. Tes cheveux sont vraiment sauvages.
Claude ne retire pas sa main de ma chevelure. Au contraire, il laisse ses doigts s'attarder à l'arrière de ma nuque, avant de les ramener vers mon visage. Je serre la mâchoire quand il les pose sur mes lèvres. L'odeur de cigarette qui en émane me brûle les narines. Je n'ose plus bouger, tétanisé, et me sens emprisonné entre l'odeur entêtante du savon et de la cigarette, l'incompréhension totale de la situation et la proximité inconfortable entre mon corps et celui de l'adulte qui se tient devant moi. Alors, lorsque les doigts de Claude exercent une pression contre ma bouche, je fais ce qu'il semble demander et écarte les lèvres. Je suis terrifié de ce qui pourrait m'arriver si je désobéissais. J'ai déjà vu Claude se mettre en colère contre quelqu'un et ne souhaite pas le contrarier, au risque de me retrouver dans le même état que cette personne qui aurait pu finir à l'hôpital. Je laisse alors ses doigts épais entrer dans ma bouche. Lorsqu'ils frôlent ma glotte, je suis parcouru d'un haut-le-cœur et prie pour que cela ne l’énerve pas. Ce dernier laisse échapper un râle grave. Je me rends compte que le rythme de la respiration de Claude est soudainement plus saccadé.
Après quelques minutes, l'homme s'écarte légèrement de moi. Ne me lâchant pas du regard, il dénoue son peignoir. Je n'ai jamais vu un adulte nu. Je suis désagréablement surpris en découvrant son corps. « C'est donc à ça que je ressemblerai quand je serai grand » je pense. Lorsque je baisse les yeux pour échapper à la vision du large torse, je suis encore plus perturbé par ce que je vois. Ne souhaitant pas en observer davantage, je détourne vivement le regard, serrant les paupières et sentant le sang quitter mon visage. La main ferme de Claude me saisit le menton, me forçant à regarder à nouveau vers lui.
— Regarde-moi, Matéo, ou je vais m'énerver. Tu n'as tout de même pas envie que je m'énerve, si ? dit l'homme d'une voix étonnamment calme, mais ferme.
Terrifié, je l'observe se déshabiller entièrement devant mes yeux. Je retiens tant bien que mal des larmes d'effroi. Claude commence à caresser le bas de mon ventre, me fixant toujours dans les yeux.
— Donne-moi ta main et fais ce que je te demande, m'ordonne-t-il.
Je m'exécute, et ma paume se retrouve plaquée contre le bas-ventre de Claude. Il faut exactement soixante-huit secondes avant qu’il se détache de moi. L'homme repousse brutalement ma main et me prend à bout de bras pour me porter et me pousser sous la douche.
— Lave-toi maintenant, t'es sale, ça me dégoûte, me crache-t-il d'un ton méprisant. T'as intérêt à frotter bien fort, si t'es pas assez propre en sortant, je te laverai moi-même.
Terrifié à l'idée de me retrouver nu sous les mains épaisses de Claude, je m'empresse de me glisser sous le jet d'eau brûlante de la douche. On m'a toujours dit que l'eau chaude tuait mieux les bactéries. Je laisse alors l'eau me brûler, priant pour ressortir le plus propre possible. Je récure chaque recoin de mon corps avec la fraise de bain, laissant des traces roses sur ma peau, et regardant le liquide poisseux qui a fini sur mon ventre et mes doigts disparaître dans un tourbillon de mousse. J'ai envie de vomir. Au moment de me frotter le visage, je me rappelle la pression des doigts au fond de ma gorge. Retenant un nouveau haut-le-cœur, je tente de me faire un bain de bouche au savon.
En sortant de la douche, je m'aperçois que Claude n'est plus dans la pièce. J'en profite pour jeter un regard à mon reflet dans le miroir. Je ne peux m'empêcher d'imaginer chaque partie de mon corps qui m'est reflétée, couverte des mains puant la cigarette de Claude. J'enfile le pyjama que je trouve près du lavabo et sors timidement de la pièce, le regard rivé vers le bas.
— Oh te voilà enfin ! T'en as pris du temps, s'écrie Claude. Tu devrais aller te coucher pour être en forme demain.
L'homme ponctue sa remarque par un clin d'œil complice. Son attitude n'a rien à voir avec celle qu'il a montrée quelques minutes plus tôt. Le Claude froid, cassant, dominant et terrifiant est parti pour laisser place à l'homme qu'il est habituellement.
Dans mon lit, je revis en boucle la scène de la salle de bain. Elle me paraît si irréelle. Le lendemain, je me demande même si je n'ai pas tout inventé. En effet, Claude ne fait aucune allusion à cet instant et garde sa personnalité que tout le monde connaît.
Durant les mois qui suivent, je suis invité à plusieurs reprises chez Claude. Mes parents sont ravis, ils se débarrassent de moi presque chaque week-end. Ainsi, chaque fin de semaine, je remplis mon sac à dos avec les vêtements que mon hôte préfère. La première fois que je suis retourné chez lui, je me suis convaincu que rien ne se passerait. J'ai joué aux jeux vidéos dans mon coin et ai pu utiliser la salle de bain du bas. Mais, alors que je me trouvais déjà au lit, Claude est venu me chercher dans ma chambre. Il a à nouveau montré un visage fermé, froid et impassible qui me terrifiait. Je l'ai donc suivi jusqu'à la salle de bain cachée et me suis exécuté à reproduire chaque geste que Claude me montrait. J'ai ensuite pris une douche brûlante et en suis sorti la peau tout irritée. Mon hôte m'a donné une liste des vêtements que je devrai porter à chaque visite et m'a fait jurer que je ne répéterais rien.
— De toute manière, personne ne te croirait. T'es pas assez bien pour que quelqu'un s'intéresse à toi comme ça. T'as de la chance que je t'ai choisi, parce que personne d'autre ne voudrait de toi et ne serait capable de t'aimer comme moi je le fais, a-t-il ajouté d'un ton tranchant.
J'ai alors commencé à penser qu'il est peut-être normal pour quelqu'un d'aussi étrange que moi de vivre cela. Que, parce que je suis différent des autres garçons, je dois recevoir un traitement spécial pour me corriger. Les fois suivantes, je me suis mis à compter dans ma tête à partir du moment où Claude ferme le verrou derrière lui. Je suis bon avec les chiffres et j'ai rapidement conclu qu'il fallait en moyenne cent quatre-vingt secondes avant que l'homme ne finisse et m'envoie sous la douche. Cent quatre-vingt secondes, comme le temps d'un brossage de dents. Comme le temps d'une chanson.
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